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 La stratégie de l'échec : entretien avec Laurent-David Samama

Chacun de nous a déjà perdu. Sportif du dimanche ou supporter, nous avons déjà subi le traumatisme d'une défaite. Dans cet essai, Laurent-David Samama, journaliste et écrivain, fait la part belle aux losers magnifiques, aux perdants pathétiques, aux nostalgiques de Séville 82. La France a t-elle un rapport particulier avec la défaite, tant notre pays a souvent été considéré en sport comme un "beautiful loser" avec son panache et son génie mais incapable de remporter les grands-rendez-vous ? Cette époque est-elle révolue ? Rencontre avec le spécialiste de la défaite.





Pourquoi as-tu choisi ce sujet de la défaite ?

Il y avait un certain attrait romantique pour la défaite. Mais également la volonté de la questionner, d’en faire un sujet de réflexion, surtout dans un moment où tout nous pousse à nous incarner en winner… On peut donc dire que livre est né d’un ras-le-bol du diktat de la gagne ! D’une sorte de lassitude de voir l’attention du public et des médias se concentrer sur les gagnants, ceux qui triomphent de l’adversité sans jamais perdre de plume, en restant toujours bien coiffés… C’est le cas en politique comme en sport. C’est le cas alors même que dans l’espace de nos vies, de nos existences « normales », nous sommes amenés à perdre régulièrement. Ne nous méprenons pas : il ne s’agit pas forcément de déroutes et des drames. Simplement de cette petite sensation de lose du quotidien, qui se manifeste concrètement d’ailleurs : un train ou un métro ratés, le lait qui déborde de la casserole, la voiture qui ne démarre plus… Tout cela contrevient à l’image instagramable que nous tentons d’offrir au monde C’est un curieux mal moderne et citadin, l’exigence de performance. Et c’est justement ce qui m’intéressait : comprendre pourquoi et comment on perd. Et comment, parfois, cette expérience douloureuse de la défaite permet d’avancer…


Pourquoi as-tu choisi le format de la discussion avec Jérémie Peltier ?

Très naturellement ! Jérémie Peltier, en plus d’être mon éditeur aux éditions de l’Aube, compte parmi mes amis fidèles. Nous nous côtoyons régulièrement dans le cadre de la fondation Jean-Jaurès et avons l’habitude de regarder des matchs ensemble, au stade comme à la télé. La formule de la discussion nous paraissait la plus vive, la plus intéressante pour creuser cette idée de défaite. Car elle prolongeait des débats que nous avions ensemble depuis des années. Au delà de ça, l’échange oral à un grand mérite : il permet de confronter sa pensée au réel. Il peut se permettre le détour par l’intime, les sensations. En quand on parle de rapport à l’échec, les sensations deviennent essentielles.


Peut-il y avoir des défaites heureuses et des victoires malheureuses ?

Tout dépend d’où l’on parle et comment on se situe… Si on considère que le sport est d’abord un jeu, rien de grave dans le fait de perdre ou de gagner. L’essentiel est de jouer ! Car on sait d’expérience qu’après la pluie viendra le beau temps et que victoires et défaites sont le fruit de travail, d’entraînement mais aussi de cycles. Si, par contre, on tend à penser que le sport et la politique ne sont pas des jeux mais bien des activités très sérieuses, « des questions de vie ou de mort » pour paraphraser Bill Shankly, alors on vit la défaite comme un drame et la victoire comme une apogée. Et puis, il faut se méfier des impressions vécues sur le moment. Ce qui semble insurmontable le jour J devient, par la suite, un souvenir. Le temps n’efface pas toutes les plaies mais les atténue. En parlant avec le rugbyman Marc Lièvremont, qui s’est incliné deux fois en finale de Coupe du monde (en tant que joueur et en tant que coach), j’ai compris quelque chose de fondamental : malgré la défaite demeure souvent le sentiment d’avoir été au bout d’une aventure humaine. D’avoir marqué les supporters et parfois même le pays.



Une équipe n’est-elle pas finalement plus unie dans la défaite que dans la victoire ?

On pense, à tort, que la victoire soude un groupe. C’est en fait tout le contraire ! L’adversité permet de dévoiler des tempéraments, des amitiés, de trouver des ressources en soi et dans l’autre que l’on ne soupçonnait pas. Il n’y a qu’à observer les équipes de sport collectif qui se battent contre la relégation. Ou bien encore les petits poucets opposés aux grosses cylindrées. On y voit souvent de la beauté collective, de l’envie, une ténacité qui force le respect. Tout cela se perçoit moins dans la victoire car cette dernière semble aller de soi. D’une certaine manière, en gagnant, on ne se remet pas en cause. On se contente d’appliquer des schémas du passé qui ont fait leurs preuves. C’est justement ici que la défaite, pareille au grain de sable, peut venir gripper de belles machines. Et bientôt tout bouleverser…


France 82, Les Verts 76, Poulidor au Tour de France… Ils sont dans le cœur des français à cause ou grâce à leurs échecs. Perdre rend-il sympathique ?

Perdre rend surement sympathique. Mais mieux que ça : accessible. Normal. Humain… Il ne faut pas oublier que nous sommes français, donc issus d’un peuple qui a coupé la tête de son roi, ne supporte pas les privilèges, et par extension ceux qui s’affichent en majesté. Des siècles et des décennies plus tard, ce penchant se retrouve dans notre manière d’aborder la matière sportive. A Roland-Garros, le public hue parfois Nadal. De la même façon, l’opinion n’a jamais vraiment adoré Schumacher et nous étions les premiers à émettre des critiques féroces à l’endroit de Lance Armstrong, alors qu’il était plébiscité dans le monde entier. Plus que l’exploit sportif, nous aimons, je crois, les histoires humaines. Les trajectoires romantiques. Et avouons que l’épopée stéphanoise, la nuit de Séville, Van de Velde et Poulidor ont bien plus à offrir qu’un spectacle sportif. C’est plus grand et plus fort que ça. Du sport élevé au rang d’Art !



Dans le livre, Jérémie Peltier cite l’adage de Nietzsche : « ce qui ne tue pas rend plus fort ». Pour gagner, faut-il nécessairement avoir connu l’échec ?

C’est l’idée fausse que défendent tous les livres de développement personnel. Pas forcément ! Il n’y a pas forcément de justice dans le sport et dans la vie. Certains sont gâtés par la nature et possèdent un don. D’autres pas… Pour ma part, j’aurais adoré devenir joueur de football ou de basket professionnel. Mais je dois me contenter de modestes capacités. C’est ainsi… A l’inverse, un Mbappé est promis à une grande carrière depuis son plus jeune âge. Tous les observateurs entrevoyaient un potentiel rare. Il a explosé à Monaco, a confirmé à Paris, est devenu champion du monde. Et on se demande, à seulement 22 ans, quelle doit être la prochaine étape et pour quand le Ballon d’Or. L’essor de de ce génie est si fulgurant qu’il n’a pas vraiment eu le temps de perdre. Ou plutôt de subir de grandes déconvenues. Et même quand il a un coup de moins bien, comme à l’heure où s’écrivent ces lignes, il reste ultra-dominateur et bien au-dessus du niveau de ses adversaires. Cela ne signifie pas que toute sa carrière se déroulera sur le principe du long fleuve tranquille. Mais enfin, chez Riner, chez Jordan, chez Hamilton, la relation à la défaite est différente de celles du commun des mortels…


Est-il vrai que l’on apprend plus d’une défaite que d’une victoire ?

J’en suis persuadé. Je raconte, dans le livre, comment Mitterrand ou Chirac ont dû en passer par des campagnes malheureuses pour atteindre enfin l’Élysée. Chaque défaite était pour eux l’occasion d’une remise en cause, d’ajustements. Même chose dans le sport de haut niveau et dans nos vies. On tire souvent les enseignements de nos échecs. On s’améliore sur le tas, en expérimentant. J’aime bien la réflexion autour de l’équipe de France de Football parce qu’elle accompagne nos vies. Que voit-on dans ce parcours des dernières décennies. Le France-Bulgarie dramatique de 1993 a été l’occasion de faire émerger une nouvelle génération de joueur. Les idoles Papin, Ginola et Cantona sont parties. Des joueurs comme Djorkaeff, Zidane et Petit ont pris de l’ampleur. La défaite a été instructive. Jacquet s’en est servie pour l’Euro 96 en Angleterre. Puis pour France 98. Avec le succès que l’on sait. Mais quand on lui tendait le micro, il disait à qui voulait l’entendre qu’il se souvenait des critiques. Qu’il avait tiré des leçons de l’échec et gardé en tête le souvenir des jours sombres. Après 98, les Bleus deviennent ultra dominants. Ils survolent leurs matchs. Tout devient automatique. Facile. On remporte l’Euro. On se voit si beaux qu’on imagine déjà la seconde étoile sur le maillot, avant même le début du Mondial en Corée… Et patatras ! Tout s’effondre. L’équipe avait perdu le goût du combat. Elle jouait sur ses acquis, ne se remettait pas en question. La chute fut rude. Je me revois encore gamin, incrédule, devant le poste de télé. Les français semblaient perdus. D’une certaine façon, la défaite avait remis les pendules à l’heure…


On a souvent considéré la France comme un pays de « beautiful loser ». N’est-ce pas une époque révolue ? Je pense aux 2 coupes du monde de football, à l’hégémonie du handball, à Teddy Riner, Kevin Mayer, Perrine Laffont…

Tout à fait ! Il faut se rendre à l’évidence : même si on aime s’imaginer en perdants magnifiques, nous avons bel et bien changé de catégorie. La France est un grand pays de sport, Meyer, Laffont, Riner, nos équipes de hand, de foot, de basket, nos escrimeurs sont brillants. Le diktat de la gagne les imprègne. Ils détestent perdre. C’est là une grande différence avec les époques précédentes. En écoutant les récits des sports de haut niveau des années 70, tous sports confondus, on entend une petite musique : celle d’une préparation sérieuse mais aléatoire au niveau de l’alimentation, du sommeil, sans parler de l’alcool et des cigarettes. Tout cela bien changé. On n’avale plus de croissants avant une finale de Coupe de France comme le faisait jadis Laurent Paganelli. On ne fume plus dans les vestiaires de rugby à la mi-temps… Autre temps, autre mœurs.


Au fil des époques, la relation à la défaite a-t-elle évoluée ? L’époque contemporaine basée sur la performance semble ne laisser aucune autre chance au perdant.

Tout a changé ! Pour une simple et bonne raison qui tient au progrès et plus particulièrement à l’arrivée des datas dans le sport. Cela a créé comme une tyrannie des statistiques avec, à l’entraînement, des chiffres à la place des séquences classiques… Mais du point de vue de la performance, on aurait tort de s’en passer. Aujourd’hui, les outils sont tellement performants qu’on peut tout mesurer. Jusqu’au trop plein. Jusqu’à l’excès. Certains joueurs en viennent à jouer en fonctions de leurs datas. Tout cela dénature le jeu, les gestes, l’esprit et la philosophie sportive. Et cela crée surtout une fiction : un monde où l’on pourrait imaginer ne jamais plus perdre en appliquant les bonnes recettes. Or, cela n’existe pas. Tout le monde en vient à perdre. Même les All Blacks, Nadia Comaneci, Roger Federer et Serena Williams !


Le livre fait le parallèle entre le sport et la politique. Entre ces deux milieux, quels sont les points de convergence et de divergence dans la défaite ?

Politique et Sport se rejoignent car ils constituent des théâtres où les victoires et les défaites sont maximisées, poussées à leur paroxysme. Lorsque Lionel Jospin concède sa douleur de ne pas atteindre le second tour de la présidentielle en 2002, il ressemble au Gignac qui a frappé le poteau en finale de l’Euro, face au Portugal. Mais il y a tout de même une différence. En règle générale, dans le sport, on remet son titre en jeu régulièrement. On peut même jouer toutes les semaines, tous les week-ends si bien que l’on enchaine les matchs ou les compétitions sur un rythme effréné. En politique, rien de tout cela n’existe. Les occasions de briller sont rares et lorsqu’on laisse passer sa chance, elle ne revient plus. Valéry Giscard d’Estaing, Nicolas Sarkozy et François Hollande n’ont pas su se faire ré-élire. Il y a une cruauté visible en politique…



Propos recueillis par Julien Legalle





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