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La Patrie des frères Werner : Entretien avec Philippe Collin


Juin 1974 : la 10e Coupe du monde de football se déroule en Allemagne de l’Ouest et donne lieu, lors du premier tour, à un match historique, au cours duquel s’affrontent RDA et RFA. A travers le destin de deux frères, agents de la Stasi, le dernier roman graphique de Philippe Collin livre une fresque passionnante sur ces deux Allemagnes, de 1945 à 1974.


Philippe, avant que l’on se penche sur ton dernier roman graphique, je voulais savoir d’où vient ta passion pour l’histoire du sport…

Depuis tout gamin, je me suis passionné pour le spectacle sportif : football, cyclisme, hockey… Je suivais avec engouement les grands événements sportifs. Je jouais en outre à un football informel, pratiqué dans la rue entre copains. Déjà, à 8 ou 10 ans, je pressentais que le spectacle sportif avait à voir avec quelque chose de plus grand, une histoire qui dépassait le cadre du terrain de sport.

En grandissant, je me suis découvert un vif intérêt pour l’histoire. Et à 14-15 ans, j’ai fait une connexion entre ces deux univers, en m’interrogeant : d’où venait le foot ? le pratiquait-on déjà pendant la guerre ? Je me suis mis à collectionner les annuaires, les palmarès…

Sans doute parce que j’avais fait une grande consommation de spectacles sportifs, je m’en suis détourné un temps, et je me suis intéressé à la politique. Étudiant en histoire à l’université de Brest, j’ai croisé la route d’un professeur qui a conforté cette orientation vers l’histoire politique.

Avec du recul, je pense que si je ne me suis pas penché sur le fait sportif pendant mes études, c’est sans doute aussi parce que le sujet n’était alors pas considéré comme sérieux… D’ailleurs, je suis rentré à Inter en 1999, mais ce n’est qu’en 2014 que j’ai proposé une émission sur le sport, à l’occasion de la Coupe du Monde au Brésil (« Si tu ne va pas à Rio… »).



La Patrie des frères Werner est sorti en août 2019. D’où est né ce projet ? Finalement, tu ne te contentes pas de raconter le match mythique de la Coupe du monde 1974 mais, par le sport, tu retraces la grande Histoire, celle des deux Allemagnes, sur une période longue puisque le volume s’ouvre en 1945 et se clôture en 1992. Il faut d’ailleurs noter l’excellent travail de mise en couleurs (réalisé par Sébastien Goethals et Horne Perreard) qui, par un jeu de nuances, permet au lecteur de ne jamais s’égarer dans une narration qui joue de l’ellipse.

La Patrie des frères Werner s’inscrit comme en écho au Voyage de Marcel Grob, ces deux albums formant en quelque sorte un diptyque. Avec Le Voyage de Marcel Grob, je m’étais intéressé au destin d’un jeune Français pendant la Deuxième Guerre mondiale, enrôlé « malgré lui »[1] dans les SS… En achevant ce premier roman graphique, une nouvelle question avait émergé : finalement, que signifiait être jeune, orphelin, juif, à la fin de la guerre, dans une Allemagne détruite ? Comment grandit-on dans un pays en ruines ? Je suis parti de cette question.

J’ai voulu mettre en scène une fratrie, les deux frères Werner, Konrad et Andreas s’inscrivant comme un pendant aux deux sœurs allemandes (RDA et RFA). Les deux frères, qui deviennent des agents de la Stasi, assurent la dimension romanesque, épique, de la narration tout en incarnant une vision du monde. Le football est ensuite venu se greffer sur cette histoire.







La puissance et la tension narratives, le rythme aussi, tiennent à un coup de génie : l’invention d’un duo de personnages, deux frères, orphelins de guerre d’abord très proches et solidaires, contraints de servir la Stasi, et que l’histoire politique finit par séparer… Ces personnages sont des éléments fictionnels qui permettent de toucher à la grande Histoire … Une façon de lire l’histoire par le prisme de vies ordinaires ?

Il s’agit effectivement de raconter l’histoire à hauteur d’homme. Ce parti pris a été le mien dans mes deux romans graphiques. C’est un point de vue, une posture pour raconter l’Histoire qui me tient particulièrement à cœur.


Comment s’est construit le récit ? Je suppose que tu as consulté la presse de l’époque… As-tu eu accès à des archives spécifiques ? As-tu pu rencontrer des joueurs ayant participé à ce match du 22 juin 1974 ?

J’avais les contacts de nombreux acteurs de ce match, notamment des joueurs qui composaient l’équipe de RFA comme celle de RDA. Mais j’ai choisi de ne pas les contacter… Tout d’abord, j’avais peur qu’ils constituent un frein à mon projet. J’avais amassé de nombreuses archives, tant des articles de journaux que des archives de la Stasi, et j’avais envie de réfléchir à partir de cette matière brute. J’avais lu des essais historiques dont le très bon travail de Christopher Spatz sur les « enfants loups » (Ostpreussische Wolfskinder). Par ailleurs, on sait qu’un témoignage est à manier avec précaution : il peut être à la fois précieux et dangereux. Il s’agissait pour moi de partir d’éléments historiques pour construire du romanesque, une autre façon de dégager une vérité… Je voulais être sincère dans les émotions que je transcrivais sur le papier pour toucher les lecteurs et les lectrices.

La Patrie des frères Werner a été un travail de plusieurs années. Les deux albums, Le Voyage de Marcel Grob et La Patrie des frères Werner, sont accompagnés d’un dossier historique. Celui des Frères Werner est rédigé par Fabien Archambault. Fabien, par sa relecture, a assuré en quelque sorte la caution scientifique de mon histoire : tout n’est pas vrai, mais tout est vraisemblable.


Sébastien Goethals sert ton scenario par des dessins réalistes où le lecteur reconnaît les entraineurs et les joueurs de l’époque à l’exemple de Paul Breiner ou encore Franz Beckenbauer. Mais, pour croquer les deux frères, il joue aussi des symboles rendant par le dessin l’opposition des deux personnages[2] : à Konrad, l’aîné, il donne un visage aux traits plus émaciés, un regard très décidé, un nez plutôt pointu, des favoris très structurés. Dans le dessin, tout pointe la détermination du personnage, un personnage qui ne doute pas de ses engagements. Andreas, son frère, a en revanche, un visage plus arrondi, des favoris broussailleux qui témoignent d’un caractère indomptable… Entre les deux frères, dans la deuxième partie du volume, les regards se cherchent sans se trouver. Comment se fait le travail entre le scénariste et le dessinateur ?


Effectivement, la rédaction d’un roman graphique demande une importante collaboration entre scénariste et illustrateur. La première partie du travail, je l’ai réalisé seul. Puis, lorsque j’ai fini d’écrire mon scenario, avec Sébastien Goethals, nous avons travaillé plusieurs semaines ensemble, pour rédiger la continuité dialoguée : c’est un document qui détaille le contenu de chaque case (décor, action, dialogue…). Cette période de travail en commun est aussi l’occasion de porter une attention très pointue aux caractères des différents personnages. C’est lors de cette collaboration que se noue très certainement l’énergie du roman.

Sébastien Goethals a fait la dernière partie du travail seul et elle l’a occupé pendant près de 18 mois ! Tous ses dessins sont faits entièrement à la main. Toutes les semaines, il me faisait parvenir des planches pour que je suive l’avancée de l’album.


Le Voyage de Marcel Grob, ton premier roman graphique, a décroché plusieurs prix (Prix Historia de la bande dessinée historique en 2019 et le Prix des lycéens du Festival d’Angoulême en 2020). La Patrie des frères Werner, sorti en aout 2020 a déjà reçu un accueil chaleureux de la critique en France (il fait d’ailleurs partie de la Sélection Prix BD Fnac France Inter 2021). Quelle a été la réception de ce roman graphique outre-Rhin ? L’édition allemande est parue à la rentrée…


J’avais déjà rencontré le lectorat allemand lors d’une tournée des librairies pour la sortie du Voyage de Marcel Grob. Il faut savoir que, dans la culture allemande, la bande dessinée occupe le marché de la littérature de jeunesse. Il y a finalement peu de productions allemandes en BD pour les adultes. De plus, le marché étant peu porteur, très peu de romans graphiques sont traduits en allemand. Au cours de cette tournée, je me suis donc retrouvé à présenter Le Voyage de Marcel Grob entouré d’albums de Yakari, des Schtroumpfs ou de Tintin !

Avec La Patrie des frères Werner, l’accueil outre-Rhin a été incroyable ! La couverture médiatique a été de très grande ampleur : plusieurs papiers par jour s’intéressaient à notre roman aussi bien dans des magazines spécialisés que dans des journaux d’information nationaux ayant pignon sur rue.



Parmi les livres à thématique sportive qui t’ont marqué, tous genres confondus, quels seraient les titres que tu retiendrais ?


Je te donnerais quelques titres qui me viennent spontanément en tête :

- Le très beau texte d’Olivier Guez, L’Eloge de l’esquive qui, en peu de mots, traduit l’essence même du football.

- Le roman de Fanny Wallendorf, L’Appel, qui raconte Fosbury de façon très personnelle et s’inscrit en même temps dans la lignée des grands romans états-uniens.

- Raphaël Verchère et sa Philosophie du triathlon qui a profondément modifié mon regard sur cette pratique.

[1] Les « malgré-nous » sont les 130 000 Alsaciens incorporés de force dans l'armée allemande, dès 1942, pendant l'occupation de la France et l'annexion de l'Alsace-Moselle au territoire du IIIe Reich. [2] A ce sujet, voir l’interview de Sébastien Goethals « comment j’ai dessiné la patrie des frères Werner » https://www.franceinter.fr/livres/bande-dessinee-la-patrie-des-freres-werner-de-philippe-collin-et-sebastien-goethals-sortie-le-26-aout-2020

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