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Entretien avec Virginie Troussier, autrice de "Au milieu de l'été, un invincible hiver"

Au milieu de l’été 1961, sept jeunes alpinistes ambitieux, quatre français et trois italiens, se retrouvent par hasard dans la cabane de Fourche et décident de faire une ascension commune vers le pilier central du Freney à 4500m, la paroi Sud du Mont-Blanc. Considérée comme le « dernier problème des Alpes », elle excite l’élite de l’alpinisme européen. Parmi eux, il y a Walter Bonatti, 31 ans, le plus aguerri, c’est lui qui mène l’expédition aux cotés de Pierre Mazeaud. Alors qu’ils sont à 80 mètres du sommet, un orage dantesque les prend en otage pendant 7 jours ! Malheureusement quatre d’entre eux ne redescendront jamais de cette expédition. L'autrice et journaliste Virginie Troussier revient sur cette tragédie dans son nouveau livre "Au milieu de l'été, un invincible hiver" (Ed. Paulsen).




Pourquoi avoir choisi cette tragédie ?

Ce n’est pas moi qui ai choisi d’écrire cette tragédie. C’est mon éditeur, Charlie Buffet, qui a eu envie que je la raconte. Il a eu une intuition certainement, il a senti que quelque chose pouvait se créer. Je le remercie, car ce livre m’est aujourd’hui très précieux. Je connaissais cet épisode de l’histoire de l’alpinisme, évidemment, parce qu’il a été beaucoup raconté, et notamment par les deux protagonistes de l’aventure, Walter Bonatti et Pierre Mazeaud. J’étais assez frileuse au départ, que pouvais-je apporter de plus ? J’ai hésité. Durant ma réflexion, j’ai relu tout ce qui avait été écrit sur le sujet, j’ai eu accès à des archives, toute la presse de l’époque, des restitutions d’entretiens avec Bonatti, j’ai contacté des personnes qui avaient vécu le drame, de près ou de loin, et puis j’ai rencontré Pierre Mazeaud. Rapidement cette tragédie m’a habitée. J’ai été aimantée par les personnalités des alpinistes et par la beauté des lieux, la face sud du mont Blanc. Je crois que, très vite, j’ai fusionné avec cette histoire.


Comment fait-on pour écrire cette histoire si difficile ?

La première des conditions était de ne laisser aucune place à l’approximation. Beaucoup de choses avaient été écrites, alors j’ai tenté de reconstituer jour après jour les faits, rien que les faits pour cerner ce qu’il s’était passé. Cette première étape n’était pas évidente, car il y a des choses qui ne correspondent pas dans les récits de Mazeaud et de Bonatti, des détails, mais au fond, c’est bien normal. La mémoire est une fabrique, les souvenirs sont des reconstructions de reconstructions. J’ai donc écrit de la manière la plus honnête possible, j’ai saisi les actions, les sentiments dans leur diversité. J’étais portée par l’idée du juste, qui est pour moi l’idée du beau. Mazeaud m’a transmis quelques éléments supplémentaires mais c’est surtout ce que j’ai ressenti à ses côtés qui m’a marquée. J’ai voulu capter le sentiment vif, le substrat de ce qui compte. Je me suis demandé quelles raisons intimes me retenaient dans leur histoire. Je n’étais pas le sujet de ce livre, mais ce que j’éprouvais était ce qui donnerait de la vie et de la chair à mon texte. Je me suis reliée intimement à eux, j’ai plongé dans le désordre caché de la vie intérieure. Une partie d’eux vit en moi aujourd’hui. Je dirais que je ne me suis pas seulement intéressée à ce récit, je me suis passionnée pour lui.


Qui était Walter Bonatti ?

Walter Bonatti était un alpiniste très connu mondialement, extrêmement talentueux. On retient l’escalade du pilier sud-ouest, considérée comme un exploit les plus marquants de l’histoire de l’alpinisme. Mais c’est un exemple parmi d’autres. Il impressionne, d’ailleurs sans lui, personne ne serait rentré vivant de ce drame. Il est une référence absolue pour son éthique, son engagement, son audace. La montagne avait pour lui un lien très fort avec le spirituel. L’alpinisme doit mettre en jeu l’imagination, la soif d’idéal, le besoin de connaissance, l’exploration de soi. Il avait besoin de se confronter à sa « vérité ». Il faut absolument lire son livre Montagnes d’une vie, un classique magnifique, indispensable, de la littérature alpine.



Dans les jours qui suivent l’accident, la presse alimente une polémique en reprochant à Walter Bonatti de ne pas avoir assez fait pour sauver ses collègues. Lors d’une tragédie, les survivants sont toujours pointés du doigt comme si le fait d’avoir survécu était une faute. Pourquoi ?

J’ai du mal à comprendre cette tendance à vouloir constamment trouver des responsables. A chaque drame, la même chose se répète, on a pu le voir avec Elizabeth Revol au Nanga Parbat. Il faut trouver les causes, des coupables. Mais comme me l’a répété Mazeaud, la polémique n’a pas sa place en montagne. La montagne reste avant tout un espace de liberté. Je n’ai pas souhaité raconter la polémique. Il y a toujours un risque en montagne, l’homme face aux éléments reste parfois impuissant et il existe des mystères, tout ne s’explique pas. C’est aussi une liberté de laisser une place pour le mystère dans la vie. Nous avons choisi d’intégrer dans le livre le texte de Dino Buzzati, journaliste à la Repubblica, pour expliquer ce qui a eu lieu durant les mois qui ont suivi la tragédie. Bonatti est allé le voir en lui disant « On ne me pardonne pas d’être revenu vivant ». Buzatti publie un texte dans le journal. Il dit quelque chose de très juste : « Reconnaissons-le : ce monde a besoin des Bonatti et des Oggioni avec leur folie du toujours plus difficile, avec leur audace à toute épreuve et leurs ambitions téméraires. Regardons autour de nous. Il n’y en a pas tant que ça finalement. Peut-être que les choses iraient mieux au contraire s’il y en avait davantage ? »


Vous êtes également alpiniste. Que ressent-on pendant une expédition ? La percevez-vous plutôt comme une aventure ou un exploit sportif ?

Je ne sais pas si je peux me qualifier d’alpiniste mais je suis une pratiquante de la montagne, même si ce terme me parait un peu austère. J’ai grandi dans une culture montagnarde. Je ne dissocie pas forcément l’aventure de l’exploit sportif. J’ai l’impression qu’on souhaite toujours s’éloigner du sport, j’entends très souvent : « pour moi la montagne n’est pas un sport. » Mais le sport ne signifie pas simplement mettre en route une machine à mouvements, et le sport n’est pas dénué de sentiment. Il contribue à l’exploration du monde et à la découverte de son âme nue, il donne à savourer le temps, à travers une attention extrême à l’instant, il est une harmonie du corps et de l’esprit. Quand Bonatti et Mazeaud ouvraient des voies engagées, sauvages, risquées, je pense évidemment à l’aventure qu’ils ont vécue. Elle était physique, géographique : une première est une voie vierge qui n’a jamais été gravie, mais également humaine : l’entraide, le partage, le lien de la cordée. Mais je pense aussi à l’exploit sportif, à travers l’effort, l’engagement, l’efficacité, la perfection du geste technique. Un exploit sportif se déroule pour moi au-delà des règles, d’un palmarès, il se déroule en réalité dans des sphères autres, plus aventureuses. Finalement c’est très lié. Souvent l’exploit sportif résulte de la production d’un geste qui nous dépasse. Il y a quelque chose qui se passe ailleurs, en dehors de nous, en dehors de ce qui a été prévu. Et dans l’aventure ou l’exploit sportif, c’est toujours d’une grande beauté.


Utilisez-vous ces sensations pour écrire ?

Absolument ! Les sensations témoignent d’une manière d’être. Nous ne sommes rien d’autre que ce que nous sentons. En exergue du livre, j’ai choisi une phrase de Marina Tsvetaieva qui me parle beaucoup : « A défaut d’avoir une conception du monde, j’ai une sensation du monde». Avec l’exercice des sensations, on fouille l’opacité des corps, on touche le plus intime, l’invisible, une certaine vérité, et c’est ce qui m’intéresse en littérature. A même la peau, je prends le pouls de mon esprit.


Virginie Troussier. Au milieu de l’été, un invincible hiver. Ed. Paulsen, Guérin, 2021.


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