top of page

Entretien avec Sylvain Gâche, auteur de "Croke Park"

Nous commençons cette nouvelle année par un entretien avec l'historien et auteur de BD Sylvain Gâche pour aborder son nouveau projet "Croke Park" aux éditions Delcourt. Un album historique sur le "Bloody Sunday" du 21 Novembre 1920 où Croke Park fut le théâtre d'un massacre lors d'un match de football gaélique, ainsi que sur une rencontre mémorable au même endroit en 2007 !



Sylvain Gâche dans les vestiaires de Croke Park en avril 2019 (photographie de Nelly Bris)



Comment est né ce projet ? Avant Croke Park, j’ai cru comprendre que vous aviez plusieurs sujets en tête mais que Kris, scénariste et directeur de la collection « Coup de tête », vous avez devancé !

C’est un projet qui s’est en effet construit en plusieurs étapes, avec un gros coup de pouce du destin, enfin de Kris en l’occurrence. Animé par l’envie d’écrire un scénario de bande dessinée depuis longtemps, j’avais trouvé un sujet que je pensais extraordinaire : il consistait à tracer l’itinéraire tragique de Violette Morris, une grande championne française des années 1920, tuée par la Résistance en 1944. J'avais commencé à le développer, mais au cours du festival bd BOUM de 2017, dont je suis l’un des organisateurs, j’apprends que Kris venait de déposer un projet aux éditions Futuropolis, sur le parcours tragique de cette femme. Le choc fut rude mais la suite n’en sera que plus belle !

En janvier 2018, à l'occasion du festival international de la BD d'Angoulême, je retrouve Kris lors d'un déjeuner au cours duquel il m’annonce qu’il se lance dans l’aventure éditoriale, en créant pour 2020 une collection chez Delcourt, consacrée à des récits de sport dans l’Histoire. Et, il ajoute malicieusement qu’il aimerait que je lui propose un scénario. Il sait que je suis sensible à ces deux thèmes, comme pouvait en témoigner « mon » Violette Morris avorté.

Enthousiasmé par cette proposition, j’y réfléchis avec ma compagne, dès notre retour d'Angoulême. Professeur d’espagnol, elle me propose de mettre en avant un stade, occupant une toute autre fonction dans l’Histoire, comme sous Franco. Originaire du Sud-Ouest, elle songe aussi au rugby. J’adhère à ses suggestions, mais je choisis de les transposer en Irlande, un pays qui m’est cher. Et, je trouve mon sujet qui allie un stade, le rugby et l’Irlande : Croke Park, le théâtre d’un massacre odieux perpétré par l’armée anglaise, le 21 novembre 1920, puis, en 2007, le terrain d’une « revanche » irlandaise lors d’un match de rugby épique. De plus, ce stade, ordinairement consacré aux sports gaéliques, permet également d’évoquer le football gaélique, totalement méconnu du grand public en France. Enfin, l’année de parution de l’album coïnciderait avec le centenaire de ce « Bloody Sunday ».



Pouvez-vous revenir sur l’histoire de ce match de bienfaisance entre Dublin et Tipperary en 1920 ?

Nous sommes en pleine guerre d’indépendance en Irlande. Elle a commencé le 21 janvier 1919 lorsque les élus du Sinn Féin, vainqueur des élections générales précédentes, refusent de siéger à la Chambre des communes du Royaume-Uni pour installer un parlement à Dublin. Le même jour, des Volunteers tuent deux policiers de la Royal Irish Constalbury, dans le comté de Tipperary. À partir de ce moment, une guérilla s’instaure, les forces d’occupation britanniques répondant par de cruelles représailles aux embuscades et aux assassinats perpétrés par les hommes de l’IRA.

Ce match de bienfaisance entre Dublin et Tipperary, à Croke Park le 21 novembre 1920, se joue au profit des familles de Volunteers, meurtries par cette guerre d’indépendance. Il oppose deux prétendants à la victoire du championnat de football gaélique, le All-Ireland. Au château de Dublin, les autorités britanniques pensent que l’IRA a utilisé ce match pour couvrir les assassinats d’espions anglais commis le matin par l’IRA dans toute la ville ; selon eux, des tueurs provinciaux ont saisi le prétexte de cette rencontre pour venir à Dublin, et certains des assassins devraient donc se cacher dans le public.

Michael Collins, devenu incontournable dans le mouvement indépendantiste, craint des représailles britanniques après les meurtres matinaux et il veut faire annuler la rencontre prévue l’après-midi, mais le secrétaire général de la Gaelic Athletic Association refuse, ne croyant pas que les Anglais puissent s’attaquer à un événement sportif. Malheureusement, il a tort… Au bout d’une dizaine de minutes de jeu environ, les Black and Tans et les Auxiliaries déboulent à l'entrée dite du Canal, au sud-ouest du stade. C’est la panique parmi les spectateurs ! En moins de trois minutes, qui ont duré une éternité, les forces britanniques tuent quatorze civils (trois succomberont les jours suivants), dont un joueur et trois enfants ; elles font également soixante-deux blessés, en tirant 228 balles d'armes légères et 50 cartouches de la mitrailleuse de l'armée.


Certaines pages sont dures, notamment celles des exécutions. Comment avez-vous travaillé avec Richard Guérineau, le dessinateur ?

Je suis historien de formation et, après avoir confronté un maximum de sources, je me suis efforcé d’être au plus près de la réalité… sans l’exagérer, mais sans la minimiser non plus. La période est terrible ; l’Irlande vit sous oppression britannique depuis des siècles et, au fil du temps, un fossé empli de haine s’est irrémédiablement creusé entre les deux communautés. Je me suis efforcé de faire ressentir ceci, lors des assassinats de l’IRA le matin, ou pendant le massacre dans le stade l’après-midi du Bloody Sunday.

En ce qui concerne mon travail avec Richard, cela s’est effectué simplement. Il a d’abord découvert la totalité de l’histoire, sur une vingtaine de pages sans dialogue, dans un récit développé scène par scène. Puis, je lui ai envoyé mes scènes dialoguées une à une, après qu’elles aient été visées par Kris, le directeur de la collection, au fur et à mesure de leur élaboration. À chaque fois, il nous renvoyait en réponse les planches crayonnées, auxquelles Kris et moi pouvions apporter de légères modifications, avant qu’il procède à l’encrage, puis à la mise en couleur. Afin de s’immerger plus complètement dans chacune des périodes et donc de gagner du temps, Richard a assez rapidement souhaité recevoir toutes les scènes concernant la période historique de 1920, puis il a terminé par la période plus contemporaine sur le rugby. Pour chacune des scènes, je lui fournissais également un dossier d’une trentaine de pages, regroupant une partie de la documentation que j'avais amassée pour l’écriture. Il a ainsi réalisé 107 planches, avec leur mise en couleur, en l'espace d'un an. Jolie prouesse !



En France, le football gaélique est peu connu. Pouvez-vous nous expliquer les règles ?

En Irlande, les hommes ou les femmes pratiquent, dès leur plus jeune âge, dans près de 2800 clubs, ce sport amateur. Entre football et rugby, il emprunte aussi des mouvements au volley-ball et au basket ou au handball. Grâce à des Irlandais expatriés et à une culture irlandaise appréciée en France, il émerge peu à peu dans notre pays ; Bordeaux Gaelic Football (Burdigaela) est le dernier champion national et le Paris Gaels GAA, qui a gagné sept fois ce titre depuis 2006, en est le principal club. Ce sport est particulièrement implanté en Bretagne, qui possède son propre championnat, dominé par les équipes de Liffré et Rennes.

Les règles du sport gaélique ont été officiellement codifiées par la Gaelic Athletic Association en 1887. En Irlande, ce sport se joue par équipes de 15, sur un grand terrain rectangulaire (de 130 à 145 mètres sur 80 à 85 mètres), avec des buts en forme de « H », en deux mi-temps de 30 minutes, 35 minutes pour les rencontres de championnat national senior. Le ballon est rond, plus petit mais plus lourd que celui du football. Le jeu, extrêmement rapide, réclame de grandes qualités techniques et athlétiques, mais les contacts physiques sont très réglementés : si les charges épaule contre épaule sont autorisées, le plaquage ou le tacle s’avèrent prohibés. Porté vers l’offensive, ce sport offre de grandes libertés, bannissant le hors-jeu ou l’en-avant. Il est possible de marquer du pied ou de la main et, le nombre de points obtenu par une équipe est comptabilisé en ajoutant les buts (3 points), indiqués en premier dans le score, et le nombre de fois où le ballon passe entre les poteaux, au-dessus de la barre transversale (1 point).

En fait, je pense qu’il est difficile de raconter les règles sans voir un match pour les illustrer. Elles semblent complexes, mais en voici quelques rudiments. Tous les quatre pas, le porteur du ballon doit faire rebondir le ballon sur son pied (toe-tap) ou réaliser un dribble à la main (bounce), mais pas deux fois consécutives, afin de poursuivre sa course. Il peut effectuer une passe, au pied ou en frappant le ballon d’une main, tout en le tenant de l’autre (handpass). Il est interdit de ramasser la balle au sol, car le joueur doit la décoller avec le pied et le rattraper dans ses mains (pick-up). Pour déposséder un joueur du ballon, il faut frapper la balle mais pas lui arracher des mains… À partir de ces bases, je vous conseille d’aller voir une rencontre de football gaélique… et vous en assimilerez rapidement les règles !


Dans l’album, vous faites aussi un parallèle avec le match de rugby Irlande-Angleterre de 2007 pour la première fois à Croke Park. Pourquoi ?

Comme je l’ai précisé préalablement, Kris m’avait demandé de lui proposer un récit de sport en lien avec l’Histoire. Il me fallait donc développer ces deux aspects dans mon scénario. Lors de mes recherches, je me suis aperçu que pendant la construction de l’Aviva stadium en lieu et place du vieux stade de Lansdowne Road, Croke Park, la cathédrale des sports gaéliques, devait héberger les rencontres du tournoi des Six Nations en 2007. Une première polémique s’en est ensuivie en Irlande, car la GAA devait suspendre la règle 42, qui interdisait initialement la pratique de « sports étrangers » sur ses terrains. Puis, la présence du Quinze anglais dans ce stade ainsi que la perspective d’entendre le God save the Queen honni, là où les forces d’occupation britanniques avaient fait couler le sang irlandais, suscita par la suite de vives réactions parmi la population. La tragédie du Bloody Sunday n’était pas oubliée et je souhaitais alors apporter cette dimension à mon récit.

Ces deux faits étant étroitement liés, cela permettait de mieux faire comprendre à nos lecteurs l’extrême motivation du Quinze du Trèfle qui, lors de la rencontre du 24 février 2007 contre leurs homologues britanniques risquait d’être inhibé par le poids de l’Histoire, mais qui en réalité portait surtout les espérances de tout un peuple !



Pour terminer, ce titre paraît dans une nouvelle collection « Coup de Tête » qui mêle sport et Histoire. Pouvez-vous nous indiquer votre rapport au sport ? Êtes-vous pratiquant ? supporters ?

J’ai toujours beaucoup aimé le sport, que j’ai assidûment pratiqué durant mes jeunes années. J’ai beaucoup de très beaux souvenirs de matchs de football endiablés avec mes copains d’enfance, sur le terrain en face de chez mes parents où nos vêtements figuraient les poteaux… En fait, j’ai surtout joué au volley-ball avec mon club de Cherreau (Sarthe) durant plus de 20 ans, jusqu’à un niveau régional. Je me suis parfois rendu dans des stades, surtout pour soutenir mon club de cœur (les Girondins de Bordeaux), ou encore l’équipe de France ; je faisais par exemple partie des spectateurs du Parc des Princes, sonnés un sinistre soir de novembre 1993, au terme d’un France-Bulgarie resté dans les annales de la loose !

Maintenant, je suis davantage un sportif de salon, devant le petit écran et comme ma compagne est encore plus fondue de sport que moi, cela nous permet de vivre cette passion ensemble. En plus des équipes nationales de France que nous suivons en football, rugby, handball et volley Ball, nous accordons une attention toute particulière aux équipes de club bordelaises (Girondins de Bordeaux, Union Bordeaux Bègles et désormais… Burdigaela en football gaélique). Pour écrire le scénario de Croke Park, je me suis en effet intéressé de plus près à ce sport aux racines irlandaises et je suis séduit par ce jeu, autant que par les valeurs que les clubs véhiculent ; j’ai notamment reçu beaucoup de témoignages sympathiques provenant de clubs comme Le Mans Gaels, Niort Gaels, Nantes Don Bosco Football Gaélique… et je les suivrai dorénavant avec attention. En fait, je suis assez ouvert, pouvant aussi m’intéresser au tennis lors de grandes compétitions ou encore, depuis quelques années, au biathlon qui me passionne !

Naturellement, je m’intéresse aux grands événements sportifs, tels que le Tour de France, les Jeux Olympiques… tous ces grands moments où des athlètes se subliment pour nous faire ressentir des émotions uniques. C’est le pari de la collection « coup de tête » chez Delcourt, dans laquelle notre album « Croke Park » a trouvé sa place.


Sylvain Gâche, Croke Park, Delcourt, 2020.

Cet album fait partie de notre sélection 2020, catégorie BD : urlz.fr/ex0M

Posts Récents
Archives
Rechercher par Tags
bottom of page