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Entretien avec Jean Cléder

Agrégé de lettres modernes, Jean Cléder est Maître de conférences HDR en littérature générale et comparée à l'Université de Rennes II, et spécialiste des relations entre littérature et cinéma. Depuis plusieurs années, il s’est aussi intéressé au sport et à deux figures légendaires du cyclisme : Eddy Merckx et Bernard Hinault.

Après Hinault, vous vous attaquez à Eddy Merckx, une autre légende du cyclisme. Pourquoi ce choix ?

Avec Bernard Hinault, j’ai fait un livre d’entretiens fortement illustré, qui est articulé sur un Webdocumentaire (Mareuil Éditions, 2016 ; http://www.bernard-face-a-hinault.fr/) : l’objectif de ce travail était de mettre le champion en position de ré-interpréter lui-même sa légende à partir d’un très grand nombre de documents (graphiques, photographiques, textuels, vidéographiques, etc.). Posté devant un ordinateur où je lui présentais les différents documents, ses analyses étaient filmées continument par 6 caméras. Pour ce qui concerne Eddy Merckx, le dispositif était différent : j’ai fait le travail d’écriture moi-même après avoir rassemblé une documentation très abondante et très diverse — dont le livre profite aussi très largement. Le cas d’Eddy Merckx m’intéressait pour plusieurs raisons : la première est que c’est le plus grand champion cycliste de tous les temps — et pendant 10 ans, pour faire vite, il gagne tout sur tous les terrains, depuis le mois de janvier jusqu’au mois de décembre. En termes d’archives et de documents, il y avait donc une matière très abondante à traiter — comme jamais avant ni après lui, d’autant que sa période d’activité est celle où la télévision se développe fortement tandis que la presse écrite est à son apogée. Une autre particularité m’intéressait : alors qu’il se montrait très laconique dans les médias, c’était un scénariste et un metteur en scène extrêmement créatif, un performeur extrêmement spectaculaire, et un travailleur incompréhensible — en ce sens qu’il en faisait toujours beaucoup plus que les autres. Je pense aussi que son style, autrement dit la beauté du geste technique en tant que tel, a été important dans mon envie de faire quelque chose à partir de l’œuvre de ce créateur.

Quels sont les faits marquants de sa carrière ? Peut-on distinguer plusieurs périodes ?

À mes yeux, c’est l’incongruité d’une méthode (sa façon de faire la « course en tête ») conjuguée à l’énormité de son palmarès qui est globalement un « fait marquant » : 5 Tours de France, 5 Tours d’Italie, 4 championnats du monde sur route, 7 Milan-San Remo, 5 Liège-Bastogne-Liège, 3 Paris-Roubaix... Autrement dit, extraire tel ou tel événement pour le mettre en exergue serait trompeur — d’autant que de nombreux coureurs ont réalisé ponctuellement de grands exploits sans suite.

Dans son parcours, on peut distinguer 3 étapes. De 1965 à 1967, on peut dire qu’Eddy Merckx fait son apprentissage : il fait quelques erreurs et l’ancienne génération, qui a compris très tôt ce qui se passait, ne lui fait aucun cadeau. De 1968 à 1975, il gagne tout : il ne perd pas une course par étapes, et il remporte toutes les classiques (sauf Paris-Tours...) Le Tour de France 1975 fait rupture : distancé dans les Alpes par Bernard Thévenet, une chute très violente (avec fracture de la machoire) lui interdit de défendre ses chances la dernière semaine. De 1976 à 1978, c’est le déclin assez rapide : il fait encore partie des meilleurs coureurs du monde, et figure dans les 10 premiers de toutes les courses auxquelles ils participe, mais il ne les gagne plus.

Si je dois isoler 2 exploits dans sa carrière, je retiendrai d’abord l’étape de Marseille du Tour de France 1971. Il a perdu 8 minutes 42 secondes sur Luis Ocaña à Orcières-Merlette (11ème étape). Au départ de l’étape suivante, il attaque au kilomètre zéro avec une escouade de coureurs pour 251 km d’échappée... En termes de dramaturgie, on ne trouve rien d’aussi spectaculaire et d’aussi invraisemblable chez Alexandre Dumas ou Victor Hugo... Personne n’avait jamais vu une chose pareille — et de fait les coureurs ont pris une telle avance sur l’horaire qu’il n’y avait personne au bord des routes pour les regarder passer. Le finale de Milan-San Remo 1975 est un cas différent — une combinaison de violence et de délicatesse à couper le souffle : en haut de la dernière difficulté (le célèbre Poggio), Eddy Merckx est encore dans le peloton car il protège un équipier, Joseph Bruy§re, qui est à l’avant dans un petit groupe d’échappés. Lorsque Francesco Moser rejoint ce groupe — diminuant les chances de Joseph Bruyère —, Eddy Merckx s’extrait à son tour du peloton. S’ensuit en bas du Poggio une poursuite d’une grande violence : talonné par la horde des routiers-sprinters, il ne dispose que de quelques centaines de mètres pour rejoindre le groupe d’échappés et prendre position en vue du sprint. Le spectacle auquel on assiste alors est stupéfiant de puissance et de fluidité : Eddy Merckx rejoint le groupe à un kilomètre de l’arrivée, se place en tête immédiatement pour lancer le sprint qu’il remporte devant Francesco Moser. Cette victoire n’est pas la plus connue, mais elle me semble bien représenter l’adaptabilité du champion dans une combinaison très forte : le respect du travail d’équipe, la complexité du scénario, et l’aisance de son exécution — sans parler de l’efficacité du style.


Quelle importance les médias ont-ils eue dans la création de la légende d’un champion comme Merckx ?

Les médias n’ont pas à proprement parler créé la légende d’Eddy Merckx — comme ils créeront Lance Armstrong et la légende de Lance Armstrong. Il se trouve que les médias évoluent très rapidement dans sa décennie de professionnalisme. Les supports traditionnels (radio, presse écrite, quotidiens et magazines) produisent des reportages et des chroniques de très haut niveau (technique, graphique, photographique mais aussi intellectuel et littéraire), un niveau difficile à imaginer aujourd’hui... Mais dans le même temps la télévision fait des progrès considérables — et sur les Tours de France auxquels il a participé, les fins d’étape sont suivies en direct pendant une heure : il faut voir, mais aussi écouter les performeurs qui se relaient à l’antenne pour raconter et dramatiser l’action. On peut donc dire que l’invraisemblable carrière d’Eddy Merckx a bénéficié d’une orchestration sans aucun précédent — que la grandeur de ses performances et le laconisme de ses commentaires à lui ont encore stimulée. Il était donc très présent dans les médias (presse écrite, publicité, caricature, bande-dessinée, posters, etc.) mais je ne dirais pas que les médias ont inventé quelque chose comme on le dira pour Lance Armstrong. Ils ont utilisé et servi Eddy Merckx comme John Ford a servi et utilisé John Wayne...

Le cyclisme est-il le sport le plus paradoxal ?

Par la faute du vent et de la résistance de l’air, c’est un sport d’une étrangeté irréductible. Toute l’organisation de la compétition cycliste est déterminée par l’aspiration mécanique générée par le déplacement du coureur. À 45 kmh, dans le sillage du cycliste A le cycliste B n’est pas seulement protégé du vent : il est aspiré, faisant 30% d’effort en moins. Cette propriété physique détermine toute l’organisation et donc l’histoire de la compétition cycliste : la constitution en équipes, l’évolution en pelotons, les relais des coureurs dans une échappée... Dans ce sport, les relations entre l’individu et le groupe prennent une beauté particulière de ce fait précisément : l’action individuelle pure est condamnée à l’échec en dehors du groupe, dont il faut pourtant se distinguer pour réussir... Par ailleurs en effet, la relation homme-machine — le bon assortiment — prend une forme très particulière : le vélo n’est pas un outil séparé du corps, comme peut l’être une automobile ou une moto. C’est le corps humain qui fournit l’énergie... Le style du coureur est tributaire des propriété bio-mécaniques du coureur lui-même, mais aussi de sa position, autrement dit de sa manière de faire corps avec cette machine. Que la machine soit préparée sur mesure n’y change rien : il faut que la chaîne bio-mécanique du corps humain (pied-cheville-genoux-hanche, épaules-coudes-poignets) s’ajuste bien au vélo — comme naturellement.

Après avoir beaucoup travaillé sur les relations littérature et cinéma, pourquoi avez-vous changé d’objet d’étude ? Comment le sport est devenu une évidence pour vous ?

Mes recherches sur les représentations du sport ne se sont pas substituées mais ajoutées à mes travaux sur les rapports entre littérature et cinéma. Et ce matériau n’est pas nouveau pour moi : j’ai grandi en faisant beaucoup de sport (vélo / judo) et en lisant tout ce qui s’écrivait sur le cyclisme (il n’y avait rien sur le judo). Une culture personnelle s’est construite ainsi, buissonnière, pure de toute compromission scolaire, mais privée par conséquent de légitimité. Il y a quelques années j’ai commencé de reconstituer des collections de magazines (Miroir Sprint, Miroir du cyclisme) tandis que des vidéos ré-apparaissaient sur Internet. C’est à ce moment-là que je me suis rendu compte de la haute tenue intellectuelle du travail effectué dans les médias de l’époque, et de l’exigence des journalistes, en presse écrite ou audio-visuelle.

D’une certaine façon, me pencher sur ces légendes, c’est pour moi donner une dignité à une culture qui était totalement méprisée pour des raisons sociologiques — donc profondément politiques. En effet, les élites culturelles n’ont aucun intérêt à ce que le corps, dont elles se méfient, connaisse cette sorte de valorisation à travers le sport : sans même parler de la connaissance du sport, la pratique du sport ne produit aucun bénéfice « distinctif » au sens de Pierre Bourdieu — contrairement au théâtre, à l’opéra, à la littérature, etc...

Par ailleurs, les fictions biographiques de sportifs se développent énormément ces dernières années — un peu comme si les écrivains aussi découvraient le sport comme un thème, un terrain, un matériau propice à la narration, au drame, à l’épopée, à la légende... Pour citer seulement quelques titres, on peut penser à Courir de Jean Echenoz (Paris, les Editions de Minuit, 2008), Eloge de l’esquive d’Olivier Guez (Paris, Editions Grasset, 2014), Le Versant féroce de la joie d’Olivier Haralambon (Paris, Alma Editeur, 2014), ou La Petite communiste qui ne souriait jamais de Lola Lafon (Paris, Actes Sud, 2014).

Hinault, Merckx… quelle sera votre prochaine figure ?

Dans le domaine du sport, j’ai pour projet de faire gagner son sixième Tour de France à Eddy Merckx : c’est une fiction documentée — visant à rectifier une erreur historique bien négligée. Je prouverai qu’Eddy Merckx a gagné l’étape de Pra Loup du Tour 1975, et il finira en jaune sur les Champs Élysées.

En examinant récits et classements, documents photographiques et audio-visuels, je me propose de ré-interpréter les faits depuis la première étape jusqu’à la dernière pour raconter autrement les 3 semaines les plus importantes de l’histoire du cyclisme moderne.

Mon objectif est très simple : rétablir la vérité — une des vérités possibles que la légende officielle a paresseusement négligée.

Jusqu’à présent, vos recherches se focalisent sur une époque sportive un peu plus ancienne (jusqu’à la fin des années 80). Pourriez-vous travailler sur un sportif contemporain ?


À première vue, les sportifs contemporains peuvent sembler moins intéressants parce qu’ils sont continument filmés, photographiés, parlés par d’autres, qu’ils exécutent d’autre part des programmes très stricts de préparation, compétition, récupération, etc., et qu’enfin ils se médiatisent eux-mêmes.

Pourtant la créativité, le talent, le génie même n’ont pas disparu : ces catégories se sont déplacées, modifiées, ont peut-être changé de forme. Si je travaille sur un sportif contemporain, ce sera sans doute un judoka : c’est un sport que je connais très bien comme pratiquant, dont je comprends donc bien les mécanismes. Or le judo a longtemps été un sport invisible : peu filmé, peu écrit, peu médiatisé en Europe tant que les Japonais ont dominé sans partage. Il faut dire qu’avant Internet, en France on voyait les combats à la télévision jusqu’à l’élimination des français, comme si la tournoi s’arrêtait à ce moment-là — alors qu’à ce moment-là il commençait vraiment... Aujourd’hui la situation a changé radicalement : au lendemain d’une grande compétition internationale (y compris les « grands slams »), vous pouvez voir tous les combats de toutes les catégories, sous différentes angles, avec des ralentis.

Rendre raison de la créativité d’un génie du judo (comme Shohei Ono par exemple en -73kg) est un défi qui me plairait beaucoup.


Bibliographie sportive de Jean Cléder :

. Bernard face à Hinault : Analyse d’une légende. Paris, Mareuil Éditions, 2016

(le webdocumentaire accessible par des QR codes jalonnant le livre est à cette adresse : http://www.bernard-face-a-hinault.fr/ )

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